La réformation de la noblesse de Bretagne 1668-1672



Etre noble en Bretagne, au Moyen Age puis dans une moindre mesure sous l'Ancien Régime, implique avant tout l'obligation du service militaire envers son suzerain, le duc dans un premier temps puis le roi, à compter de l'annexion du duché au royaume de France. En contrepartie, tout noble bénéficie notamment d'une exemption fiscale. Il s'agit donc de ce fait d'une qualité fort enviable. C'est pourquoi, afin de s'affranchir du paiement des fouages, tailles et autres impôts, des roturiers se sont agrégés ou ont essayé de s'intégrer à la noblesse authentique de leur époque.

Outre la noblesse de prescription, c'est à dire le fait de vivre noblement sur un important laps de temps, l'accession à cet ordre privilégié résultait de l'anoblissement par charges (noblesse de cloche, vénalité des offices...), de l'achat pur et simple d'un titre de noblesse ou de l'anoblissement pour services rendus. A défaut, il subsistait la fraude : se faire appeler " écuyer " ou " chevalier " dans les actes notariés, contrat de mariage ou testament, par exemple, ou sur les registres paroissiaux, puis l'inscription sur les listes des exemptés fiscaux.

Pour lutter contre ces pratiques, il fut mis en place des recherches d'usurpateurs de noblesse : les réformations. Ainsi, entre 1423 et 1428, le duc Jean V de Bretagne fit réaliser dans l'étendue des neuf évêchés de son duché la plus ancienne recherche de ce type que l'on connaisse actuellement.

Par la suite, les ducs François Ier en 1440 et Pierre jusqu'en 1483, la duchesse Anne en 1513 et le roi de France François Ier de 1535 à 1543, procédèrent à des enquêtes similaires. Elles furent plus ou moins complètes. Ainsi celle entreprise par Anne de Bretagne en 1513 se limita-t-elle aux évêchés de Dol, Nantes, Rennes, Saint-Brieuc, Saint-Malo et Vannes alors que celle du roi François Ier, son gendre, effectuée entre 1535 et 1543, réforma les évêchés de la Basse-Bretagne (Cornouaille, Léon, Saint-Brieuc, Tréguier et Vannes). De ces enquêtes, il nous est parvenu des manuscrits faisant apparaître les listes des individus reconnus comme nobles par leurs concitoyens.

L'objet de ces réformations était donc de séparer le bon grain de l'ivraie, c'est-à-dire de distinguer les vrais nobles des usurpateurs, afin de limiter d'abord le nombre des personnes exemptées des impôts ducaux, puis des impôts royaux.

En fait, ce qui était primordial, ce n'était pas tant d'être un vrai noble que de pouvoir le prouver. Gilles de Gouberville, petit gentilhomme de la région de Valogne dans le Cotentin, dut ainsi, en 1555, pour prouver la justesse de son exemption fiscale, fouiller pendant toute une journée son manoir du Mesnil-au-Val à la recherche de ses titres : " Il était nuit quand je les trouve. Après souper, je fus jusques à minuit pour dresser les lettres de mes aveux et autres faisant mention de la noblesse de mes prédécesseurs, et je trouve depuis l'an 1400 " .

L'usurpation par le biais de la fuite fiscale entraînait immanquablement un manque à gagner pour les finances de l'état. C'est pourquoi des vérifications furent menées entre le XIVe et le début du XVIIIe siècle. Celle de 1668 qui nous intéresse ici reste en définitive la plus importante d'entre elles de par son ampleur (elle a touché l'ensemble du royaume français, à l'exception du Béarn et de la Navarre ). Elle fut conduite sous le gouvernement et sous l'impulsion de Colbert et s'étala sur quatre années en ce qui concerne sa partie bretonne.

Pour les recherches généalogiques concernant les familles nobles bretonnes, du Moyen Age au début du règne de Louis XIV (au gré de l'ancienneté des lignages), la grande réformation de 1668-1672 constitue une base indispensable, et dans bien des cas une aubaine. Les historiens et les généalogistes considèrent en effet qu'elle fut généralement menée avec une rigueur et un sérieux qui en font un instrument sûr quand à la majorité des filiations ainsi prouvées.


Les sources

A cause de l'incendie du 5 août 1792 à Rennes qui détruisit presque complètement la totalité des dossiers de la chambre (il n'en reste aux ADIV que quelques épaves), les chercheurs sont réduits à utiliser des copies simplifiées des arrêts rendus. Celles-ci pullulent littéralement dans les dépôts d'archives et les bibliothèques publiques, aussi bien en Bretagne (Rennes, Nantes...) qu'ailleurs (Paris - BNF, Archives nationales, Bibliothèque de l'Arsenal, Rouen...). Mais elles sont d'une valeur très variable suivant le soin avec lequel elles ont été composées.

Ces copies donnent généralement les généalogies agnatiques (de père en fils) des maintenus sous forme de listes ou de tableaux ; certaines sont plus détaillées que d'autres et mentionnent la fratrie des ancêtres et leurs éventuelles alliances, ainsi que parfois les parents d'une épouse. Du point de vue chronologique, des dates de mariage ou de partage apparaissent. Pour les compléter, la publication la plus utile en ce domaine reste celle du comte de Rosmorduc. Cet ouvrage détaille les arrêts concernant plus de deux cents maisons. Mais il ne concerne en définitive qu'une faible partie des familles maintenues.


Législation et composition de la chambre

Après la " déclaration du roi pour la recherche des usurpateurs de la noblesse dans le ressort de toutes les Cours des Aides " du 30 décembre 1656, puis quelques autres textes législatif dans les années qui suivirent, la réformation fut étendue à la Bretagne par déclaration du 7 juillet 1667, malgré quelques protestations des Bretons, et notamment des Etats dès 1665. Ceux-ci obtinrent seulement que la vérification fut faite par une chambre et non par un intendant. Le 20 janvier 1668, par Commission du roi, fut fixée la composition de cette chambre. Elle édicta, notamment, qu'en cas d'usurpation l'amende initiale s'élevât à 500 livres et que les anoblis depuis le 1er janvier 1610 fussent maintenus moyennant le paiement d'une taxe de 100 livres.

La chambre se composait de deux présidents et de seize conseillers. Le 1er président, François d'Argouges, seigneur du Plessis, appartenait à une ancienne famille noble originaire de Basse-Normandie. Le second président, Guy Le Meneust de Bréquigny, était par contre un anobli de fraîche date. Parmi les conseillers, on peut distinguer deux groupes : le groupe angevin, avec Nicolas Le Feubre de La Falluère et François Le Febvre de Laurière (mort en 1668), tous deux issus de familles anoblis au XVIe siècle ; François Denyau et Joachim Descartes (oncle du célèbre philosophe René Descartes), anoblis au XVIIe siècle ; le groupe breton, largement majoritaire, avec des membres de l'ancienne noblesse : Jean de Brehand, sieur de Mauron, Louis de Langle, sieur de Kermoran, Guy de Lesrat, Exupère de Larlan, Jacques Barrin, sieur du Bois-Geffroy, René de Lopriac, Jean-Claude Le Jacobin, Huchet et Louis de La Bourdonnaye de Coëtion ; un anobli du XVIe siècle : René du Poix, sieur de Fouesnel (mort en 1669), et deux anoblis du XVIIe siècle : Jacques Huart, sieur de Beuvres, riche bourgeois rennais, et Raoul de La Gibourgère ; ainsi qu'un roturier Bas-Breton : Jean Saliou, sieur de Chefdubois. Le groupe ainsi formé était très disparate ; en dépit d'une réelle âpreté au gain, ces hommes étaient, semble-t-il, de très bons magistrats, et faisaient partie des plus zélés au sein du Parlement.


Travail et critiques de la chambre

Pour obtenir un arrêt de maintenue de noblesse, la chambre se basait sur plusieurs critères qu'elle avait établis elle-même et que l'un des conseillers, La Bourdonnaye, résume ainsi : " La première réformation fut faite en 1427. Pour avoir la qualité de noble, il faut avoir des partages nobles sans contre-lettres, gouvernement noble, être des réformations de 1513 ou de 1427 et autres, et n'être point aux francs-fiefs, ou, si on en est, il faut faire voir qu'on s'en est décharger par quittance ou être anobli depuis 1610, tutelle, arrière ban, contrats de mariage, papiers baptismaux, avoir pris la qualité de noble et écuyer ".
Il semble que les arrêts étaient rendus après des discussions souvent serrées et où, suivant les usages parlementaires du temps, seule la majorité décidait ; le premier président ne l'emportant qu'en cas d'égalité des voix. Les papiers de La Bourdonnaye montrent ainsi que Bertrand Geslin, sieur de Richeville (Tréméloir), " eut peine à passer à cause des francs-fiefs ", que de Penfantan, de Tréguier, " a passé à fleur de corde d'une voix seulement, et très léger ".

Les relations personnelles entre les demandeurs et les conseillers de la chambre ont à priori souvent jouées, soit pour classer le maintenu comme chevalier plutôt qu'écuyer, soit pour aider à maintenir une personne dont la noblesse était discutée.

Les commissaires, à travers les annotations qui nous sont parvenus, marquaient un net mépris pour la noblesse pauvre qu'elle commerçait ou non, mais ils ont tout de même maintenu ces nobles sans problème ; ils ne faisaient d'ailleurs en l'occurrence que respecter la coutume de Bretagne en matière de noblesse dormante. Par contre, la chambre s'est montrée plus pointilleuse par rapport à la noblesse commerçante aisée telle que celle de Charles Hamonon, sieur de Querloquet (Le Merzer), ou celle de Pierre du Cartier (Etables) : leur maintenue était soumise à la condition expresse d'abandonner définitivement le commerce.
De plus, devant l'obligation de fournir des preuves écrites capables de démontrer leur noblesse, certaines familles furent déboutées ou interloquées. Il leur fut en effet impossible de présenter les pièces demandées parce que leurs archives familiales avaient disparu, parce que le recours aux greffiers et aux notaires ainsi qu'à la Chambre des Comptes (Nantes) coûtaient cher. C'est ainsi que " noble homme " Pierre du Poirier, sieur de Kernabat (Boquého), incapable de fournir ses preuves est déclaré usurpateur de noblesse et condamné à 400 livres d'amende par arrêt du 3 juin 1670 : " Pierre du Poirier, sieur de Kernabat, declaré usurpateur de noblesse et condemné en 400 livres damende au roy par arrest du 3 juin 1670 monsieur Barin raporteur. Il navoit aucuns titres justificatifs du gouvernement noble de sa famille ny aucunes refformations il sexcusoit sur les desastres arrivé a ses predecesseurs dans les guerres passéés et sur le pillages de leurs biens et de leurs titres dont il ne produisoit pour tout aucunes preuves. Mais il demandoit seullement la permission d'en informer aquoy on ne le jugea pas recepvable. Cette demande nestant quune feuille pour eviter la condemnation se trouvant de plus un Michel Poirier indubitablement de sa famille qui avoit esté taxé aux francs fiefs. " . Il semble pourtant, au vu de recherches généalogiques récentes, que la noblesse de cet homme fut fortement possible bien qu'il n'eut pas insisté par la suite . Il fallait aussi comparaître devant la Chambre en personne ou, à défaut, en se faisant représenter par un procureur, et donc engager encore des frais supplémentaires,d'autant plus lourds que l'on résidait loin de Rennes.

Comme le déboutement n'était pas définitif, certains demandeurs obtinrent ultérieurement, grâce à de nouvelles recherches de documents d'archives, leur arrêt de maintenue. C'est le cas, par exemple, de Gillette Dollo, dame douairière de La Garenne et de Vauberel, et de Pierre Dollo, sieur de Kermorvan, tous deux issus des Dollo de La Ville-Gourio (Trégomeur) : ils comparaissent devant la Chambre le 1er octobre 1668 qui les contredit par arrêt interlocutoire le 18 avril 1669 et qui les déboute le 6 juin suivant et leur fixe une amende de 400 livres, puis ledit Pierre Dollo fait une requête le 30 février 1670 qui aboutit au maintien de sa noblesse " d'ancienne extraction ", sur preuves de trois générations, par arrêt du 15 novembre 1670 , grâce à la production de nouveaux actes. Il semble, d'autre part, que le principal abus provienne de ce que les parlementaires octroyèrent en priorité à leur profit ou à celui de leur " clientèle " et parfois de manière abusive le titre de chevalier, réservé normalement à la noblesse d'extraction ou d'ancienne extraction, plutôt que celui d'écuyer qui représentait la noblesse simple prouvée par trois partages nobles successifs - soit environ un siècle de noblesse.


Son intérêt en histoire sociale

La guerre contre la Hollande entraîna dès 1671 l'arrêt quasi total de l'action de la Chambre ; celle-ci n'a donc duré qu'environ trois ans. Aussi les familles qui n'avaient pas encore comparu devant elle n'eurent pas de jugement. Parmi celles-ci figurent les maisons les plus illustres de la province qui par leur notoriété et leur puissance purent se passer de réformation : les Rohan, les Rieux, les Gouyon-Matignon... A l'opposé, on retrouve aussi les familles les plus obscures, car les plus pauvres.
De fait, il est difficile de se représenter le pourcentage réel des nobles qui ont paru devant la chambre et le nombre effectif des membres de cette classe sociale. Toussaint de Saint-Luc, qui écrit à la fin du XVIIe siècle, chiffre à environ 6000 maisons (ou ménages) la population noble de Bretagne pour à peu près 1500 arrêts de maintenues. Plusieurs membres de la même famille peuvent en effet être maintenus dans le même arrêt : le 2 avril 1669 sont de cette façon reconnus nobles " d'ancienne extraction chevaleresque " Charles Le Vicomte, sieur de La Ville-Volette, chef de nom et d'armes, Pierre Le Vicomte, sieur du Rumen, Jean Le Vicomte, sieur de La Longrais, Jacques Le Vicomte, sieur de La Ville-Houeix, Mathurin Le Vicomte, sieur de La Ville-Moisan, Hiérosme Le Vicomte, sieur de Beaulieu, et Pierre Le Vicomte, son frère, tous proches cousins ; soit sept chefs de familles pour un seul arrêt. On peut aussi estimer - avec toutefois des réserves similaires - l'ancienneté des lignages maintenus ainsi : environ un quart pour la noblesse datant du Moyen Age (antérieure au XVIe s.), 60 % pour celle remontant vers 1550 et 15 % pour les anoblis des XVIe et XVIIe siècles. Ces valeurs montrent que la noblesse bretonne existant à cette époque était d'une grande ancienneté.



Bibliographie

- Meyer (Jean), La noblesse bretonne au XVIIIe siècle, Paris, SEVPEN, 1966, I, p. 31-61.
- Nassiet (Michel), Noblesse et pauvreté, Société d'histoire et d'archéologie de Bretagne, Rennes, 1993.
- Rosmorduc (comte de), La Noblesse de Bretagne devant la chambre de la Réformation, 1668-1671, 4 vol., Saint-Brieuc, 1896-1905.
- Saulnier (Frédéric), Le Parlement de Bretagne, Rennes, 2 vol., 1909.



Notes

1 Extrait du " Journal du Sire de Gouberville ", cité par Claude Hébrard, L'Histoire, N° 50, novembre 1982, p. 92-93.
2 Bib. de L'Arsenal, Ms 4932, fol. 65vo, article du Poirier.
3 Noble Pierre du Poirier, sieur de Kernabat, né vers 1598 et décédé le 23 octobre 1678, était fils de de noble homme Pierre du Poirier et de demoiselle Jacquette du Liscoët, dame de Kernabat (en Boquého), fille d'Yves du Liscoët, sieur de Kernabat. Il avait épousé le 24 février 1634, à Trégomeur, demoiselle Péronnelle Dollo, fille d'écuyer François Dollo, sieur de La Ville-Gourio (en Trégomeur), et de demoiselle Catherine du Réchou. Ses fils, Vincent du Poirier, sieur de La Roche, et Pierre du Poirier, sieur des Marées, sont dénommés " noble homme " sur les registres paroissiaux. Leur descendance fera ensuite état du titre d'écuyer dans des actes notariés et l'un des leurs figurera sur les listes des nobles émigrés lors de la Révolution.
4 ADCA, 60 J 46, article 772, fol. 184.
5 ADCA, 60 J 51, article 474, fol. 131.
6 ADCA, 60 J 47, article 112, fol. 149.